Violence conjugale en télétravail: les employeurs ont l’obligation d’intervenir

MONTRÉAL — Même lorsqu’une personne est en télétravail, un employeur a toujours l’obligation légale d’assurer la santé et la sécurité de cette personne, une obligation qui s’étend maintenant à la violence conjugale ou sexuelle ou au harcèlement.

L’avènement du télétravail massif durant la pandémie a en effet obligé Québec à ajuster la Loi sur la santé et la sécurité du travail en 2021 pour y inclure, à l’article 5.1, le fait que ses dispositions «s’appliquent au travailleur qui exécute du télétravail et à son employeur».

Du même coup, le législateur se voyait dans l’obligation d’aller au bout de sa logique avec l’ajout de l’article 51.16 en vertu duquel l’employeur doit «prendre les mesures pour assurer la protection du travailleur exposé sur les lieux de travail à une situation de violence physique ou psychologique, incluant la violence conjugale, familiale ou à caractère sexuel».

Des questions, mais peu de jurisprudence

«C’est assez innovateur», explique Me Marie-Hélène Jolicoeur, spécialiste en droit du travail et associée au cabinet Lavery. 

«Il y a peu de jurisprudence et on a beaucoup de questions des employeurs: Qu’est-ce que je peux faire? Je ne suis pas intervenant psychosocial et le télétravail, si la personne travaille à la maison, qu’est-ce que je fais? Je n’ai pas de contrôle sur son lieu de travail.»

Il s’agit d’une situation délicate et complexe qui soulève une multiplicité d’autres questions, mais la loi est claire: «L’employeur a une obligation de moyens. Il doit prendre des moyens pour prévenir des risques à la santé et la sécurité du travailleur, donc sa responsabilité principale, c’est d’agir en prévention», affirme Me Jolicoeur.

Les moyens de prévention ne diffèrent pas tellement de ce qui devrait déjà exister en entreprises, à commencer par la base, c’est-à-dire l’adoption d’une politique qui comprend un processus de dénonciation. L’employeur doit s’assurer que la politique est diffusée, accessible et accompagnée de mesures de sensibilisation, de formation des employés et des ressources humaines.

«On doit agir»

«Si on parle de harcèlement psychologique, de harcèlement sexuel ou autre, c’est sûr que le contrôle est plus difficile quand la personne est en télétravail», reconnaît cependant la juriste. Mais cela n’enlève rien aux obligations de l’employeur, ajoute-t-elle.

«Quand une situation est portée à sa connaissance, il faut agir pour faire cesser le harcèlement. On doit prendre les moyens pour faire cesser si une conduite est portée à notre connaissance et on doit agir si on sait, si on est au courant ou on devrait savoir que la personne est victime par exemple de violence conjugale ou familiale en vertu de la loi sur la santé et sécurité du travail.»

À l’extrémité du spectre, il y a l’évidence. «S’il y a une situation d’urgence et que l’employeur est au courant, c’est évidemment l’appel aux policiers.»

Dans des situations plus subtiles, où il y a des soupçons, des problèmes de rendement ou que la personne se confie, il faut explorer les mesures de soutien, par exemple «de voir s’il peut permettre à une personne qui est victime de violence conjugale de revenir au travail, de prendre des mesures d’accommodement, de référer à des bonnes ressources».

«Il y a des partenariats qui sont possibles avec des maisons d’hébergement, où il y a une ligne d’urgence, où il y a des intervenants qui peuvent se présenter, où il peut y avoir des rencontres», énumère Me Jolicoeur.

Recours contre l’employeur?

Mais jusqu’où va cette responsabilité? Une victime de violence conjugale en télétravail peut-elle revenir contre son employeur pour avoir omis d’intervenir?

«On est vraiment à construire le droit à cet égard, souligne d’abord l’avocate. Mais c’est certain que si jamais l’employeur savait, devait agir, il pourrait y avoir un recours en harcèlement psychologique, par exemple, qui peut comprendre le harcèlement sexuel à certains égards. Il pourrait y avoir des dommages moraux qui soient accordés, des remboursements de frais pour des consultations psychologiques.

«Il pourrait y avoir aussi une réclamation pour accident de travail. J’étais au travail, j’ai été victime de harcèlement, ça peut être quelqu’un à la maison, un tiers. En milieu de travail, ça peut être un fournisseur, ça peut être un tiers», poursuit-elle pour illustrer qu’il n’y a pas de différence aux yeux de la loi entre être victime au boulot et l’être en télétravail.

D’ailleurs, l’arsenal s’étend au-delà de Loi sur la santé et la sécurité du travail. «Ça se pourrait qu’il y ait une réclamation pour lésion psychologique en milieu de travail. Ça peut être un recours en vertu de la Loi sur les normes du travail, une plainte pour harcèlement psychologique qui peut comprendre le harcèlement sexuel, mais ça peut être aussi une réclamation pour accident de travail en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail.»

La responsabilité de l’employeur ne se limite pas au lieu de travail, et ce, depuis bien avant la pandémie d’ailleurs, puisque celle-ci peut être mise en cause pour des événements survenus lors de partys de Noël ou d’événements corporatifs, par exemple. «L’employeur était déjà responsable en vertu de la loi, de certains événements qui peuvent survenir en dehors du milieu de travail – du moment où il y a une certaine connexité», précise-t-elle, ajoutant que cette même logique s’applique si une personne est victime de harcèlement par texto de collègues en dehors des heures de bureau.

À la maison hors des heures de travail

Là où la question devient épineuse, c’est lorsqu’une victime subit de la violence sexuelle ou conjugale, du harcèlement, en dehors des heures de travail, mais pas par des collègues, par exemple le soir lors du retour d’un conjoint violent à la maison. «La limite de ce que l’employeur peut faire, c’est d’essayer d’agir et de voir ce qu’il peut faire pour favoriser un milieu sain et sécuritaire au travail. L’employeur peut dire: moi j’ai essayé, je lui ai donné des ressources, j’ai essayé de lui donner un milieu sain et sécuritaire de travail.»

«La jurisprudence reste à développer, mais ce serait raisonnable pour un employeur de soutenir cet argumentaire en disant: comme employeur j’ai agi, mais à un certain moment, il y a des éléments sur lesquels je ne peux pas agir. Vous ne pouvez pas empêcher la salariée de retourner chez elle revoir son conjoint.»

Par contre, s’empresse-t-elle d’ajouter, «si la personne se confie, on ne peut pas ne pas agir. L’employeur a une certaine obligation. Il ne peut pas démontrer que ça s’est fait pendant qu’elle était au travail, mais on sait qu’elle peut subir une violence, qu’il y a un risque. Donc, il va falloir qu’il agisse.»

Responsabilité sociale

Car derrière le texte de loi, il y a l’esprit de la loi, rappelle Marie-Hélène Jolicoeur.

«Le législateur est venu asseoir une certaine responsabilité sociale pour le harcèlement psychologique, le harcèlement sexuel, mais aussi pour la violence conjugale ou sexuelle.

«Mais je vous avoue que c’est nouveau et, effectivement, la question se pose: jusqu’où peut-on aller? Sauf qu’on ne peut pas simplement dire: c’est sa vie privée. On ne peut plus dire ça. C’est un message de responsabilité sociale que nous envoie le législateur», conclut-elle.

Il faudra voir, en effet, comment pencheront les tribunaux qui, déjà, ont pris un virage visant à protéger les victimes de violence conjugale et sexuelle en matière criminelle. En droit du travail cependant, le champ n’a pas encore été défriché.