Traitements expérimentaux à Montréal: des familles en quête de justice

MONTRÉAL — Lorsqu’elle était jeune adulte, Susan Lapp s’est toujours demandé pourquoi elle n’avait pratiquement aucun souvenir d’enfance de sa mère.

Katherine Lapp est décédée dans un accident de voiture en 1972, alors que Susan avait 15 ans, et son père et d’autres membres de la famille ont refusé de discuter du sujet. Mystérieusement, Susan Lapp se souvenait à peine de son enfance et ne savait pas pourquoi.

En 2018, une boîte de dossiers médicaux a révélé pourquoi elle avait bloqué ces souvenirs.

Katherine Lapp était allée chercher de l’aide médicale en 1960 après s’être sentie déprimée, et au lieu de recevoir des soins, elle a passé huit ans à l’Institut Allan Memorial de Montréal, où elle a été soumise à des expériences psychiatriques qui comprenaient des médicaments psychotropes et des centaines d’électrochocs, des traitements qui ont effacé ses souvenirs et l’ont réduite à un «état de bambin», selon sa fille.

«À la fin, elle n’était tout simplement plus là mentalement (…), les (dossiers médicaux) disent qu’elle ne savait même plus qui elle était; elle n’était même plus une personne et elle ne voulait plus vivre», a raconté Mme Lapp lors d’une récente entrevue téléphonique.

Sa mère n’a pas eu une seule séance de thérapie pour le problème pour lequel elle était allée chercher de l’aide, a-t-elle déclaré.

Katherine Lapp a fait partie des centaines de Montréalais qui auraient été soumis à des traitements expérimentaux à l’Institut Allan Memorial dans les années 1950 et 1960 par le Dr Donald Ewen Cameron et ses collègues. Le projet d’expérimentation psychologique, connu sous le nom de MK Ultra, aurait été financé par le gouvernement canadien et la Central Intelligence Agency des États-Unis.

Une récente décision de la cour a donné à Susan Lapp et à d’autres membres de la famille des victimes présumées du Dr Cameron l’espoir qu’ils pourraient obtenir justice, des décennies après les événements en question.

Destinés à traiter la schizophrénie, les traitements à Allan Memorial se sont plutôt concentrés sur «la prise de contrôle de la psyché du patient afin de la reconditionner», selon le procès, en utilisant des moyens tels que des médicaments puissants, des messages audio répétés, des comas induits et des traitements de chocs.

L’avocat Alan Stein représente une cinquantaine de familles d’anciens patients dans une poursuite contre le gouvernement canadien, le Centre universitaire de santé McGill et l’Hôpital Royal Victoria, qui a fondé Allan Memorial et qui fait maintenant partie du réseau d’enseignement de McGill. À la fin du mois dernier, la Cour supérieure du Québec a ouvert la voie à un procès en rejetant une demande du gouvernement et des hôpitaux de rejeter partiellement la poursuite.

Comme un autre groupe de victimes présumées du Dr Cameron et un autre avocat ont déjà déposé une demande d’action collective, M. Stein a plutôt choisi de déposer une action directe, qui permet aux plaignants d’être mandatés par d’autres dans des circonstances similaires pour poursuivre en leur nom. Le gouvernement et les deux hôpitaux ont fait valoir que les membres de la famille n’avaient pas assez en commun pour poursuivre ensemble, mais un juge a rejeté leur demande.

M. Stein a déclaré qu’en cas de succès, l’affaire pourrait créer un précédent pour d’autres groupes qui ne veulent pas être retenus par le processus d’action collective plus compliqué, qui, selon lui, peut prendre une décennie ou plus. «Mes clients sont des personnes âgées, et ils ne veulent pas être pris dans des litiges pendant 10, 12 ans», a-t-il expliqué.

Il a indiqué qu’il espérait que l’affaire pourrait être entendue dès l’année prochaine, si le gouvernement et les hôpitaux ne font pas appel.

Dans une déclaration plus tôt cette semaine, le ministère de la Justice a noté qu’une enquête de 1986 menée au nom du gouvernement fédéral avait conclu qu’il n’avait pas de «responsabilité légale ou morale», mais que le gouvernement avait néanmoins indemnisé certaines victimes pour des «raisons humanitaires». Le ministère a refusé de confirmer s’il ferait appel de la décision du tribunal du mois dernier.

Le Centre universitaire de santé McGill a reconnu dans un communiqué plus tôt cette semaine que le Dr Cameron avait effectué des recherches à l’Institut Allan Memorial dans les années 1950 et 1960 qui étaient «controversées» et avaient eu des conséquences «malheureuses». Mais l’hôpital a déclaré que «les tribunaux ont déjà établi que l’Hôpital Royal Victoria n’était pas considéré, par la loi, comme l’employeur du Dr Cameron. À l’époque, il exerçait sa profession de manière autonome et indépendante».

Alors que certaines victimes présumées ont obtenu environ 100 000 $ en compensation du gouvernement fédéral en 1992, plusieurs n’ont rien reçu. Même ceux qui l’ont reçu ont dit que l’argent était loin de couvrir les dommages causés à leurs proches et à leurs familles.

Sue Dery dit que sa mère, Pauline Teel, a comparé les traitements par électrochocs qu’elle a reçus à l’idée d’«être dans une fosse aux serpents et être bâillonnée». Mme Dery a raconté que Mme Teel avait été soumise à d’innombrables séries de chocs, injectée de barbituriques et d’insuline et endormie pendant de longues périodes pendant ses années à Allan Memorial.

Quand elle est sortie, Mme Teel était pire, selon sa fille. Mme Teel montrait peu d’émotion et s’est ensuite tournée vers l’alcool pour composer avec la situation. Mme Dery, l’aînée de six enfants, a dû aider à élever ses jeunes frères et sœurs.

Mme Dery a raconté qu’elle n’avait appris ce qui était arrivé à sa mère que des décennies plus tard. À l’époque, «personne n’en parlait vraiment», a-t-elle souligné. «C’était considéré comme honteux.»

Bien que la mère de Mme Dery ait finalement réussi à arrêter de boire et à trouver la paix tard dans sa vie, d’autres ne se sont jamais remises.

Marilyn Rappaport dit que sa sœur Evelyn a vécu ce qu’elle décrit comme une «mort vivante» au cours des décennies ayant suivi son entrée à l’institut pour se faire soigner.

Mme Rappaport, qui est l’une des principales plaignantes dans le procès de M. Stein, dit que sa sœur, belle et artistique, est devenue quelqu’un qui ne reconnaissait plus sa propre famille et qui a dû réapprendre à parler et à aller aux toilettes après les traitements, lors desquels elle a notamment été endormie «pendant des mois» et soumise à des messages audio à répétition.

Aujourd’hui, à 80 ans, sa sœur est internée. Elle ne laisse personne la toucher et ne reconnaît pas sa famille, a confié Mme Rappaport.

Tous les membres des familles qui ont parlé à La Presse Canadienne ont déclaré que ce qui s’est passé au Allan Memorial a eu des répercussions bien au-delà des victimes elles-mêmes.

Mme Dery a quitté la maison jeune et s’est tournée vers la drogue pendant un certain temps. Elle a dit qu’elle avait passé des années à être en colère contre sa mère parce qu’elle buvait et qu’elle était incapable de se souvenir de quoi que ce soit.

Mme Lapp n’a presque aucun souvenir de sa mère – une conséquence, dit-elle, du traumatisme qu’elle a subi. Dans les dossiers médicaux de sa mère, elle a lu des choses horribles, notamment que sa mère ne reconnaissait pas les photos de ses enfants.

Mme Rappaport, pour sa part, est en charge de la gestion des soins de sa sœur et se démène quotidiennement pour trouver de l’aide pour ses besoins complexes.

Pour les membres des familles, le procès représente non seulement une chance d’obtenir une indemnisation, mais aussi de faire la lumière sur un chapitre de l’histoire qui a souvent été obscurci par la stigmatisation et la honte entourant la maladie mentale.

Alors que le procès de M. Stein demande environ 1 million $ d’indemnisation pour chaque famille, les victimes disent que ce qu’elles veulent le plus, ce sont des excuses et la reconnaissance de ce que les familles ont enduré.

«Je fais ça parce que ma mère le mérite», a déclaré Mme Lapp. «Elle mérite de ne pas être oubliée et mise dans une boîte de dossiers secrets. Elle le mérite, (même si) elle est morte depuis 50 ans. Chacune de ces personnes le mérite.»