L’UPAC et l’ex-commissaire Robert Lafrenière ont commis des «inconduites graves»

MONTRÉAL — C’est un «système de fuites contrôlées», orchestré par l’ex-patron de l’UPAC, Robert Lafrenière lui-même, et mené par d’autres hauts dirigeants de l’UPAC, qui a fait dérailler le procès des ex-ministres Nathalie Normandeau et Marc-Yvan Côté pour corruption.

Les motifs de la décision d’ordonner un arrêt des procédures contre les deux ex-ministres et quatre coaccusés, rendue le 25 septembre 2020 par le juge André Perreault de la Cour du Québec, peuvent maintenant être dévoilés à la suite de requêtes de plusieurs médias de lever les ordonnances qui avaient mené à une décision lourdement caviardée.

Cet arrêt des procédures avait été ordonné en raison des délais déraisonnables, mais la décision de 81 pages est lourde de conséquences pour l’ex-commissaire Lafrenière et ses acolytes de l’UPAC, à qui le juge reproche «l’inconduite grave» qui est en grande partie responsable de ces délais. 

«Ceux qui ont orchestré et participé aux fuites de la preuve dans le présent dossier, qui ont contribué à en protéger les auteurs devraient savoir ou auraient dû savoir que les délais qui allaient découler de leurs gestes allaient compromettre les droits de tous les coaccusés d’être jugés dans un délai raisonnable», peut-on lire dans le jugement. 

Des fuites pour son avancement personnel

Le juge Perreault endosse en effet les conclusions de l’enquêteur Michel Doyon du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) à l’effet que M. Lafrenière était celui qui organisait des fuites «dans le but de son renouvellement à titre de commissaire de I’UPAC et de la création de I’UPAC à titre de corps de police spécialisée».

De plus, selon l’enquête de Michel Doyon, «certaines fuites ou stratégies d’enquête de I’UPAC sont (étaient) synchronisées avec des dates charnières de l’agenda politique de l’Assemblée nationale».

Le jugement Perreault détaille la chronologie d’une longue saga, dont un des épisodes avait été le déclenchement, par l’UPAC, du «Projet A», une enquête interne sur les fuites journalistiques qui devait déterminer l’origine de ces fuites, mais qui a plutôt servi de diversion. La conclusion du magistrat, qui qualifie le Projet A «d’enquête bidon» est sans appel : «À l’image du fruit produit par l’arbre empoisonné, le Projet A a contribué aux délais en invitant le DPCP et le système judiciaire a suivre de fausses pistes».

Des innocents comme boucs émissaires

«Non seulement l’enquête du Projet A n’a pas aidé à identifier auprès du DPCP les auteurs des fuites, la preuve démontre que l’enquête du Projet A ciblait des innocents pour disculper les véritables auteurs», poursuit le juge.

Le juge note qu’à l’origine, le ministère public estimait «qu’il n’existe aucune preuve de l’implication de personnes “hautes placées” à I’UPAC dans les fuites», mais qu’éventuellement, le DPCP en était lui aussi venu à la conclusion que «l’enquête Projet A, présentée comme une action diligente de l’État dans la recherche et l’identification des auteurs des fuites, pourrait avoir été orientée dès le départ afin de cacher la possible responsabilité de hauts placés de l’UPAC dans les fuites médiatiques».

L’enquête de Michel Doyon, intitulée «Projet Serment», visait principalement «comme suspects» le commissaire Lafrenière, son responsable des enquêtes André Boulanger, la lieutenante Caroline Grenier-Lafontaine, conjointe et adjointe d’André Boulanger, l’enquêteur Vincent Rodrigue et l’ex-directeur général de la Sûreté du Québec et ex-directeur du Service de police de la Ville de Montréal, Martin Prud’homme, qui est aussi le gendre de Robert Lafrenière. 

Le juge reprend les propos de Michel Doyon selon qui «le Projet A a été initié alors que M. Lafrenière savait que c’était la direction de I’UPAC qui en était responsable. André Boulanger, Caroline Grenier-Fontaine et Vincent Rodrigue ont instrumentalisé l’enquête du Projet A pour contrecarrer le cours de la justice. Quant à Martin Prud’homme, à l’époque, on croyait qu’il avait pu entraver l’enquête du Projet A, ce qui s’avérera inexact par la suite.»

19 fuites reliées à la direction de l’UPAC

La preuve amassée par le Projet Serment associe Robert Lafrenière à six fuites d’information, André Boulanger à trois fuites, Anne-Frédérick Laurence — alors directrice des communications de l’UPAC — à huit fuites et Michel Pelletier, ancien commissaire associé à l’UPAC, à deux fuites d’information, pour un total de 19.

Au moment où le juge écrivait sa décision, 37 fuites avaient été identifiées provenant d’un peu moins de dix dossiers, dont la célèbre enquête Mâchurer visant l’ex-premier ministre libéral Jean Charest. C’est donc dire qu’outre les 19 fuites identifiées ci-dessus, la source des 18 autres reste à être déterminée. Pourtant, le juge ajoute au paragraphe suivant, sans donner d’autres détails, que «l’enquête porte cependant sur 54 fuites, dont une du Projet A en 2018».

L’enquête de Michel Doyon s’est avérée exhaustive, lui qui avait rencontré 90 témoins au moment d’être entendu par le juge Perreault : il lui restait alors encore 35 autres témoins à rencontrer. Le Projet Serment est d’ailleurs toujours en cours.

Le DPCP à la remorque d’inconduites policières

Le juge Perreault a de bien meilleurs mots pour le DPCP et ses procureurs qui sont en quelque sorte devenus les victimes des manigances de la haute direction de l’UPAC qui ont tant retardé les procédures. Il écrit que «le poursuivant a bien tenté d’atténuer le délai tout en divulguant ce qu’il apprenait à la pièce, mais il ne peut parer à la responsabilité de ceux qui ont orchestré les fuites, y ont participé et qui ont ciblé des innocents en toute connaissance de cause (dans l’enquête du Projet A)».

«Le DPCP n’a pas manqué à son obligation de divulguer de façon continue les renseignements sous son contrôle. De l’avis du Tribunal, l’entité d’enquête, la police, ici I’UPAC, a non seulement négligé de rapporter diligemment les renseignements sur les fuites qui s’avéraient pertinentes à l’enquête, mais la preuve démontre que les fuites ont été orchestrées par des dirigeants de l’UPAC, des commettants des enquêteurs au dossier.»

«Le DPCP a bien tenté d’atténuer, mais il a dû se contenter d’être à la remorque des inconduites policières», conclut le juge.