Des experts remettent en question les sanctions du Canada contre l’Iran

OTTAWA — Alors que les députés débattent de la manière de mettre fin à la violente répression des droits de la personne par l’Iran, les experts affirment que le Canada dispose d’un pouvoir limité pour faire pression sur le régime.

De grandes manifestations ont éclaté dans tout l’Iran depuis que Mahsa Amini est décédée en garde à vue au début du mois. La police de la moralité iranienne avait arrêté la jeune femme de 22 ans, présumément parce que son foulard était trop lousse. 

Pour démontrer leur opposition, de nombreuses femmes ont brûlé leur hijab lors de manifestations à grande échelle à travers le pays qui ont incité les forces de sécurité iraniennes à riposter avec une brutalité jamais vue depuis des années. Parallèlement, le régime a été assailli par une sécheresse et une inflation grandissante, tandis que son chef suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, est alité.

Lundi, le premier ministre Justin Trudeau a annoncé que le Canada sanctionnera de hauts responsables iraniens, y compris ceux travaillant pour la police de la moralité, mais aucune liste n’avait été publiée mardi après-midi.

Les conservateurs ont exhorté à plusieurs reprises Ottawa à donner suite à une motion que la Chambre des communes a adoptée en 2018 pour désigner le Corps des gardiens de la révolution islamique, qui fait partie de l’armée du pays, comme groupe terroriste.

Mais les experts estiment qu’aucune de ces politiques ne fera beaucoup de pression sur le régime iranien.

Thomas Juneau, professeur en affaires internationales à l’Université d’Ottawa et spécialiste de l’Iran, affirme que le groupe a sans aucun doute commis des actes de terrorisme en Iran et à l’étranger. Il estime toutefois que la motion parlementaire était inapplicable.

«Il s’agit d’une politique symbolique, cela ne permet pas d’obtenir des résultats concrets», a-t-il mentionné. 

Puisque l’Iran a enrôlé des millions de personnes dans ce corps au fil du temps, la liste inclurait beaucoup de personnes, par exemple un homme ayant servi comme cuisinier dans le corps pendant deux ans dans les années 90, a expliqué M. Juneau, soutenant que le Canada n’aurait aucun intérêt à étendre la désignation terroriste à chaque personne ayant fait partie du groupe.

Essayer de limiter les sanctions à ceux qui ont pris part au terrorisme nécessiterait d’identifier les individus et de les surveiller, a expliqué M. Juneau. Ottawa devrait soit dépenser beaucoup plus d’argent, soit dégarnir d’autres programmes.

«Il faudrait y consacrer vraiment beaucoup de ressources, et la réalité est que nous sommes loin d’être en mesure de le faire», a-t-il fait valoir. 

M. Juneau suppose que c’est la raison pour laquelle les libéraux n’ont pas été de l’avant avec l’ajout de ce groupe à la liste des entités terroristes. M. Trudeau et la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, ont refusé de fournir une explication lorsqu’ils ont été questionnés à ce sujet, lundi.

Autres mesures possibles

Selon M. Juneau, le Canada pourrait mieux cibler les interdictions de visa et les sanctions sur les hauts responsables du régime iranien qui ont des intérêts familiaux ou commerciaux au Canada, dont certains sont accusés de blanchiment d’argent.

«C’est là que le Canada pourrait faire des choses beaucoup plus ciblées, et nous aurions plus d’impact, a affirmé M. Juneau. Les mesures ne sont pas très contraignantes à ce niveau.»

Cette année, le commandant de la police iranienne à la retraite, Morteza Talaei, a confirmé l’authenticité de photos prises en janvier, où on le voyait faire de l’exercice dans un gymnase de Richmond Hill, en Ontario. Des groupes de la diaspora iranienne se sont demandé comment il avait pu obtenir un visa canadien après avoir supervisé les forces de police de Téhéran à une époque où les droits de l’homme étaient bafoués.

Jessica Davis, une ancienne analyste du Service canadien du renseignement de sécurité spécialisée dans la législation sur le financement de la lutte contre le terrorisme, doute que des sanctions individuelles fassent beaucoup pour faire pression sur le régime.

Pourtant, elle a affirmé que ces sanctions individuelles seraient probablement plus efficaces que de mettre le Corps des gardiens de la révolution islamique sur la liste du terrorisme.

«Le Canada a une capacité d’application très limitée», a rappelé Mme Davis, qui dirige maintenant l’Insight Threat Intelligence. Elle a indiqué qu’il y a «très peu de gens» qui analysent en profondeur les actifs étrangers dans ce pays. 

La porte-parole du Nouveau Parti démocratique (NPD) en matière d’affaires étrangères, Heather McPherson, croit donc que cela signifie que le Canada doit sortir des sentiers battus.

«Assurons-nous que ce ne sont pas que des mots, mais que nous donnons suite à des choses concrètes», a mentionné la députée d’Edmonton.

Des solutions attendues sur le terrain

Le député libéral Ali Ehsassi, dont la circonscription de Willowdale à Toronto compte une importante population iranienne, a souligné que la diaspora veut une réponse multilatérale.

M. Ehsassi a demandé à ses collègues libéraux et aux responsables américains d’en faire plus, par exemple en convoquant une réunion d’urgence des Nations unies et une mission d’enquête sur les droits de l’homme en Iran.

«Nous avons tout à fait le droit de demander à la communauté internationale d’écouter leur détresse et de faire tout ce qui est en notre pouvoir», a estimé M. Ehsassi, qui préside le Comité permanent des affaires étrangères de la Chambre des communes.

Il croit que cela pourrait amener des pays à suspendre les négociations pour rétablir l’accord sur le nucléaire iranien jusqu’à ce que le pays cesse de réprimer les manifestations pour les droits de la personne. L’accord vise à permettre à l’Iran de produire de l’énergie tout en limitant sa capacité à produire des armes.

Le gouvernement conservateur de Stephen Harper a suspendu les relations diplomatiques du Canada avec l’Iran en 2012, et la ministre Joly a fait savoir cette semaine qu’il n’était pas prévu de changer cette position.

En janvier 2020, des responsables iraniens ont abattu un vol de la compagnie Ukraine International Airlines, tuant des dizaines de citoyens et de résidants permanents canadiens. Ottawa affirme que ses tentatives pour obtenir des dédommagements pour les familles sont restées vaines.