« Éloge du recul »: plaidoyer pour un meilleur équilibre entre l’émotion et la raison

C’est pour encourager les jeunes et moins jeunes à exercer leur pensée critique que David Crête, professeur de marketing et d’éthique à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), partage ses réflexions et des exemples concrets dans son essai Éloge du recul, publié aux éditions Carte blanche.

Grâce à des exemples tirés de l’actualité récente, David Crête y expose des phénomènes sociaux et leurs effets et les décortique. La pandémie de COVID-19 est d’ailleurs au cœur de plusieurs des réflexions qui se retrouvent dans le livre. Il y aborde notamment l’obéissance et la désobéissance aux mesures sanitaires.

« Toute la réflexion a commencé pendant la pandémie. En janvier 2021, j’avais écrit un texte intitulé Éloge du recul dans La Presse. Ç’a été le début de la réflexion. J’ai commencé la rédaction du livre. C’était un peu influencé par la pandémie. Il y a beaucoup de sujets importants qui ont apparu ou réapparu, comme la liberté d’expression, la colère, la liberté et toute la désobéissance qu’on a observée. Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais les propos étaient violents et polarisés », explique David Crête, professeur de marketing et éthique à l’Université du Québec à Trois-Rivières.

« Je me suis demandé comment quelqu’un peut réagir face à tout ça. C’est là que j’ai développé l’idée du recul. Ce n’est pas nouveau. C’est l’idée de prendre de la distance par rapport à un sujet quand il en vaut la peine, de prendre le temps de l’analyser et de retrouver notre raison, ajoute-t-il. On est beaucoup dans un monde d’émotions et on fait un peu moins appel à notre raison. Ça m’a amené à cette idée du recul, de comment mieux utiliser la pensée critique. C’est une technique qui s’apprend, même très jeune. »

L’émotion plus que la raison

David Crête y cite notamment l’étude de chercheurs hollandais et américains qui ont analysé les textes d’une grande quantité de livres et de journaux publiés entre 1850 et 2019. Ceux-ci ont découvert « un transfert du rationnel vers l’affectif », en ce sens que les textes faisaient de plus en plus place à l’émotion plutôt qu’à la raison, au cours des dernières décennies. Le tout s’est fait très tranquillement, notamment par l’utilisation de mots faisant référence aux émotions, ainsi que des propos plus individualistes.

« Le divertissement prend énormément de place aussi, fait remarquer l’auteur, et ça repose beaucoup sur les émotions. Les réseaux sociaux sont venus amplifier le phénomène. Ça vient en parallèle avec le courant visant à être branché sur ses émotions, le phénomène du bien-être personnel depuis les années 70, la psycho pop, etc. Tout ça mis ensemble fait en sorte que la place de l’émotion est très prépondérante aujourd’hui dans le discours. »

Il déplore aussi la moins grande présence des universitaires dans les grandes émissions de radio et de télévision. « Pour plein de raison, au Québec, les universitaires ont abdiqué leur rôle d’intellectuel et de prendre part au débat public et à les expliquer, affirme-t-il. On fait souvent appel à eux à titre d’experts. C’est correct, on a besoin de leurs lumières, mais ce n’est pas parce que tu es un expert que tu es un intellectuel. Au Québec, on est beaucoup dans le consensus. On aime dire que les Québécois n’aiment pas les débats. L’unanimité est un problème plus qu’autre chose. Ce n’est pas avec un consensus qu’on fait avancer la réflexion. »

« Une digue qui se lève au bon moment »

Parsemé d’apprentissages et de tentatives de compréhension, Éloge du recul souhaite apporter une bonne dose de nuances aux événements vécus qui étaient, la plupart du temps, très polarisés. En signant cet ouvrage, l’auteur espère que les lecteurs prennent plaisir à exercer leur pensée critique et qu’ils le fassent, avant tout, pour eux.

« C’est de prendre conscience. Il y a beaucoup de neuroscientifiques qui nous diraient de prendre conscience des choses. Aussi, réfléchir, ce n’est pas plate. On est dans l’action quand on pense, on réfléchit. Ça peut être agréable, mais il faut vouloir savoir des choses. Quelqu’un m’a déjà dit que peut-être que parfois, on ne veut pas savoir. Ça m’a marqué et c’est peut-être le cas de beaucoup de gens de ne pas vouloir savoir, car c’est souvent un poids, une inquiétude. Ça peut venir avec de l’angoisse », note M. Crête.

« Quand on s’y attarde, le recul nous rend moins vulnérables aux choses, moins naïfs. Dans le livre, j’ai essayé de donner beaucoup d’exemples concrets pour tenter de comprendre les choses plus cachées. Ça ne veut pas dire de tout savoir, mais d’être un peu alerté, à tout le moins », ajoute-t-il.

Le professeur à l’UQTR aimerait également voir la pensée critique avoir plus de place sur les bancs d’école. Il a bon espoir que ce soit le cas au secondaire avec le nouveau programme qui entrera en vigueur à la prochaine rentrée scolaire. « Il faut se réapproprier l’idée du recul et de la pensée critique et qu’il y ait une balance entre ce qui est plus émotif et ce qui relève de la raison. Ce serait positif d’arriver à quelque chose de plus balancé, mais pour cela, il faut accepter d’être dérangé. »

Pour sa part, David Crête entend utiliser L’éloge du recul pour appuyer son enseignement en marketing et éthique et pour motiver ses étudiants dans le développement de leur pensée critique et à faire appel à leur raison et à leur jugement.

« Je veux que ça serve comme base de discussion. En marketing, il y a énormément d’enjeux et il faut que nos finissants fassent cet effort de réflexion. Il y a des questions éthiques et des enjeux moraux qui se présentent à nous et il faut apprendre à les observer et à les analyser », dit-il.

« J’aime donner des exemples concrets aux étudiants, comme la fast fashion, renchérit-il. Dans un cas comme celui-là, on est dans la surconsommation, la pollution. Les étudiants doivent alors décider ce qu’on fait face à une telle industrie et le débat est beaucoup plus nuancé qu’on le pense. Faut-il l’interdire? La réglementer? La laisser-aller? Je les fais travailler sur des sujets comme ça pour qu’ils apprennent à réfléchir et à penser. On se rend compte qu’il faut fouiller, s’informer, être curieux. »

« Pour moi, le recul est comme une digue qui doit se lever au bon moment. C’est un réflexe qui doit être provoqué quand il y a une question importante qui se présente à nous. C’est une digue qu’on peut utiliser quand c’est nécessaire et, pour en venir là, il faut prendre conscience que ça peut être utile et important », conclut-il.